Le triple défi de « l’esthétique de la création » chez Chafik Ezzouguari



Said Ahid
Tel le poète arabe de la Jahiliya (ère préislamique), Chafik Ezzouguari s’impose de s’abreuver de ce qui préexiste à son «esthétique de la création» (1) picturale, de s’enivrer de la contenance du calice fermentée par ceux qui, antérieurement à sa génération, avaient défié «le blanc (qui) sonne comme un silence, un rien avant tout commencement » (Kandinsky). D’être à l’affût, en tenant ses six sens en éveil, de ce qui vole sous le même ciel temporel que le sien, de voir et écouter les univers plastiques de ceux qui lui sont contemporains.
Eux, les poètes de la Jahiliya, devaient apprendre, impérativement, mille vers avant de s’en aller errer dans le désert pour les effacer de leur mémoire. Après, et seulement après cet acte d’oubli, ils pouvaient prétendre aspirer à la qualité de poète. Fallait-il encore qu’ils composent des poèmes aussi sublimes que les Mu'allaqât !
Lui, Chafik Ezzouguari, s’imprègne des acquis picturaux et théoriques classiques et modernes, universels et nationaux. Se les approprie tout en les enfouissant dans les abîmes de l’agnosie. Car, selon lui, ou plutôt selon ses travaux, créer n’est ni «copier-coller», ni reproduire, ni être la «voix picturale de son maître», de ses maîtres à penser l’acte artistique.
L’acte créateur, dans son acception, est appropriation de ce legs et cet environnement plastiques afin  les dépasser, d’être en rupture avec eux. Dépassement et rupture, oubli et transgression, autant d’atouts pour que l’artiste soit la réflexion de son propre souffle, de son propre «je», dans ses rapports spécifiques, viscéraux, avec l’ici et l’ailleurs, le quotidien et le transcendant.
Dès la genèse de ses tableaux, Chafik Ezzouguari se compromet et s’implique, ou plus exactement s’engage. Interlocuteur des choses et des êtres, capteur des spasmes du vécu et observateur associé à la spoliation de l’humain de son humanité, il est passeur des images du monde et interprète-narrateur des meurtrissures du temps qui nous aplatissent.
Pour mener à bon escient son approche, radicalement critique, Ezzouguari récupère les mythes contemporains qui endolorissent notre espace et notre regard, notre présent et notre devenir, et les dévient de leur fonction première aliénante : objets, produits et symboles commerciaux, publicitaires et médiatiques destinés à déifier la consommation et le marché.
Devant la déferlante de la globalisation mercantile, celle qui réduit le progrès à sa dimension la plus inhumaine : le productivisme marchand, celle qui engendre des « moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance », comme le crie avec véracité Stéphane Hessel, devant cette déferlante, il faut absolument que l’artiste riposte, en créant et à travers sa création,  avec Hessel toujours : Indignez-vous !
C’est, semble-il, ce que susurrent, haut et fort, les compositions d’images, pensées puis générées par Ezzouguari, à notre regard. Sachant que l’artiste est conscient de la profondeur lumineuse d’un Kafka qui avise que: «Le regard ne s'empare pas des images, ce sont elles qui s'emparent du regard. Elles inondent la conscience. »
C’est, semble-t-il aussi, à une sorte de résistance, pacifique et fondamentalement artistique, à la déferlante du mercantilisme, ambiante et de plus en plus omnipotente dans les venelles sociétales et les vestibules artistiques, qu’adhère le corpus esthétique de Chafik Ezzouguari. Adhésion véhiculée, en outre, par les supports de son discours plastique recyclés, ses icônes détournées et ses corps, ses semblants de corps, dénudés de toute appartenance identitaire et dépouillés de tout horizon constitutif, qui traversent  ce discours plastique et le hantent.
Le primitif et sa bestialité sont en nous, dissimulés sous le voile ornementé du marketing, claironnent les créatures bestiales à anatomie humaine, les semblants de corps reflétés par chaque œuvre et par l’ensemble des travaux de Chafik Ezzouguari.


Les emprunts aux mythologies contemporaines, si coutumières qu’elles ne heurtent plus notre discernement, n’interpellent plus notre intelligence, fondent et fécondent notre normalité, ces emprunts reflètent, non par leur dessein originel mais à travers leur sens dérivé, la persistance profonde et imperceptible de rites archaïques qui nous régentent encore et toujours: les talismans et autres amulettes d’antan ne se sont que travestis sous de modernes iconographies ; point de changement de nature, seulement un changement de degré.
Abrités derrière des forteresses érigées et entérinées par notre consentement consensuel, le primitif, qui est propriétaire des pénates que nous ne faisons que louer, nous asservit, lui et sa bestialité. Voilà encore ce qui est audible, picturalement, dans tout le parcours de Chafik Ezzouguari. Et c’est pourquoi, semble-t-il, ce parcours, ordonnancé par le triple défi de l’appropriation de «l’esthétique de création » de l’autre d’abord, son oubli ensuite avant la création de sa propre « esthétique de création », est invite à un printemps contre le « plastiquement correct ». En effet, « créer, c’est résister. Résister, c’est créer». Oui… résister, entre autres, aux apôtres de celle contre laquelle le poète de la Jahiliya, Tarafa Ibn Al ‘Abd, l’un des compositeurs des Mu’allaqât, s’était dressé :
« Ô toi, alouette qui voltiges sur cette vaste plaine, l'espace est libre, ponds, chante.
« Becquète ce qui te plaît et réjouis-toi, car le chasseur s'en va.
« Le filet n'est plus là, et tu n'as rien à craindre. Mais un jour viendra où tu seras prise. Prends patience ! »
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(1) : En référence à l’ouvrage «Esthétique de la création verbale » de Mikhaïl Bakhtine.
P.S : Ezzouguari expose ses dernières œuvres à la galerie Mohammed El Fassi (Rabat) du 13 au 31 avril 2011.